Le Tiers État
La montée d'une conscience politique nouvelle
Du bas Moyen Âge à la Révolution
L’expression paraît banale, presque administrative, et pourtant le tiers état porte en lui plusieurs siècles d’inégalités accumulées ainsi que la genèse d’une révolution qui bouleversera l’Europe entière. Cette catégorie regroupe tous ceux qui ne sont ni nobles ni membres du clergé, c’est-à-dire les paysans qui cultivent la terre, les artisans dans leurs ateliers, les marchands sur les places de marché, les notables urbains qui administrent les cités. Tous contribuent à la richesse du royaume, mais la grande majorité ne bénéficie d’aucun privilège juridique ou fiscal.
L’idée prend forme au début du XIVe siècle, lorsque la monarchie, pressée par les impératifs financiers de la guerre de cent ans, convoque les états généraux pour légitimer la levée de nouveaux impôts. La société se divise alors selon un schéma tripartite hérité du moyen âge. Ceux qui prient. Ceux qui combattent. Ceux qui travaillent. Le tiers appartient à cette dernière catégorie, définie par sa fonction productive mais aussi par son statut juridiquement marqué par l’absence de tout privilège et par le poids écrasant de la fiscalité royale.
Une société fragmentée par les inégalités
Du XVIe au XVIIIe siècle, la centralisation monarchique s’accentue progressivement, les offices administratifs se multiplient dans toutes les provinces, et une nouvelle élite urbaine émerge au sein même du tiers. Marchands enrichis, avocats réputés, officiers de justice ou de finance constituent désormais une bourgeoisie capable d’acheter des charges anoblissantes et de franchir ainsi la barrière sociale. Les frontières deviennent floues. L’historien Roland Mousnier insiste d’ailleurs sur cette complexité irréductible en montrant que la société d’Ancien Régime fonctionne moins par classes antagonistes que par réseaux de clientèles et de dépendances verticales qui traversent les ordres.
La pression fiscale, elle, ne cesse de croître sur les épaules du tiers. Vauban dénonce en 1707 ces inégalités qui écrasent les plus modestes. Mais après 1614, les états généraux ne sont plus réunis et le tiers perd son principal canal d’expression institutionnel, condamné à vivre dans un royaume administré sans consultation.
L’éveil des consciences au siècle des Lumières
Le XVIIIe siècle transforme profondément le paysage social et intellectuel par l’urbanisation croissante, l’alphabétisation progressive et la circulation accélérée des idées nouvelles. Les élites du tiers lisent les philosophes, fréquentent les salons parisiens et provinciaux, participent aux académies, débattent. Une conviction se diffuse dans ces milieux éclairés. Le tiers est indispensable. La crise financière des années 1780 précipite les événements et en 1789, la convocation des états généraux oblige à rédiger des cahiers de doléances qui révèlent une aspiration largement partagée à l’égalité fiscale, à la suppression des privilèges, à une représentation proportionnelle. L’abbé Sieyès formule alors la rupture théorique décisive dans son pamphlet retentissant.
La nation en acte
En juin 1789, les députés du tiers se proclament assemblée nationale et affirment représenter la majorité des français contre l’ordre ancien. Le serment du jeu de paume scelle leur engagement. La nuit du 4 août proclame l’abolition des privilèges et met fin à l’ancienne tripartition sociale. Le tiers disparaît juridiquement pour renaître sous la forme moderne de la citoyenneté, incarnant désormais ce moment fondateur où la majorité silencieuse découvre qu’elle peut se nommer nation.
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